L’intersection entre le droit de la propriété intellectuelle et la liberté d’expression artistique constitue un terrain juridique complexe, où les impératifs de protection des marques renommées se heurtent souvent aux revendications créatives.
L’affaire opposant les sociétés Rolex à l’artiste Johann Perathoner, jugée par le tribunal judiciaire de Paris en avril 2025, illustre parfaitement cette tension. Les sociétés Rolex, titulaires de marques emblématiques dans l’univers horloger de luxe, ont engagé des poursuites contre l’artiste pour contrefaçon et parasitisme, l’accusant d’avoir exploité illégalement leurs signes distinctifs (dont le logo à la couronne et la marque « Yatch-Master ») dans un clip promotionnel, sur les réseaux sociaux et sur des produits dérivés.
Selon Rolex, ces usages, dépourvus d’autorisation, visaient à capter indûment la notoriété de la marque à des fins économiques, altérant ainsi l’exclusivité de son monopole d’exploitation. Johann Perathoner, se réclamant du mouvement pop art – courant connu pour intégrer des éléments de la culture consumériste dans ses œuvres –, a opposé une défense fondée sur la liberté d’expression artistique.
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Il a contesté la prétendue renommée des marques Rolex, arguant que celles-ci ne démontraient pas une influence distincte de leurs produits, et a nié toute exploitation commerciale, soulignant l’absence de profit direct ou d’impact avéré sur le comportement des consommateurs. Pour lui, l’appropriation des marques s’inscrivait dans une démarche critique et esthétique, légitimée par le contexte numérique et médiatique contemporain.
Le tribunal, cependant, a rejeté ces arguments. Dans une décision structurante, il a jugé que l’usage des marques par l’artiste dépassait le cadre de la création artistique pour empiéter sur celui de l’exploitation économique déloyale.
En analysant les supports incriminés (vidéo promotionnelle, réseaux sociaux), le juge a estimé que le public cible – notamment les amateurs de montres de luxe – percevrait nécessairement un lien entre les œuvres de Perathoner et Rolex, créant un risque de confusion ou d’association commerciale non autorisée.
Cette décision, qui renforce la protection des marques renommées contre les utilisations parasitaires, soulève des questions majeures sur les limites de l’inspiration artistique à l’ère des plateformes numériques et de la marchandisation de l’art.
Cette affaire invite à explorer deux axes fondamentaux : d’une part, la définition juridique de la contrefaçon et du parasitisme dans un contexte artistique (I) ; d’autre part, l’équilibre délicat entre la protection des droits de propriété intellectuelle et la préservation des libertés créatives (II).
Le tribunal a souligné que l’utilisation des marques Rolex par Johann Perathoner, notamment le logo à la couronne et la dénomination « Yatch-Master », dépassait le cadre de l’expression artistique pour s’inscrire dans une logique d’exploitation économique.
Selon l’article L.713-2 du Code de la propriété intellectuelle (CPI), la contrefaçon de marque suppose la reproduction, l’imitation ou l’utilisation d’un signe identique ou similaire pour des produits ou services identiques ou connexes, sans autorisation. (1)
Le juge a relevé que l’artiste avait reproduit à l’identique les marques Rolex dans son clip promotionnel et sur les réseaux sociaux, sans altération ni détournement manifeste.(2)
Par ailleurs, le tribunal a considéré que la diffusion de ces contenus sur des plateformes comme Instagram et YouTube, où Perathoner disposait de partenariats publicitaires et vendait des œuvres dérivées (affiches, vêtements), constituait une exploitation commerciale.
La présence de liens vers des boutiques en ligne dans les descriptions des vidéos a renforcé cette qualification, car elle démontrait une intention de générer des revenus en capitalisant sur l’image de luxe associée à Rolex.
Pour établir la contrefaçon d’une marque renommée, le droit français (article L.713-5 CPI) exige que l’usage non autorisé porte atteinte au caractère distinctif ou à la réputation de la marque. Les sociétés Rolex ont produit des études de marché, des rapports financiers et des témoignages d’experts pour prouver que leurs marques bénéficiaient d’une notoriété mondiale, transcendant le secteur horloger pour incarner un symbole de statut social. Le tribunal a retenu que le logo à la couronne et le nom « Yatch-Master » étaient immédiatement associés à Rolex par le public pertinent, notamment les consommateurs de produits de luxe.
L’artiste, en intégrant ces éléments dans ses créations sans les transformer, a exploité leur pouvoir d’attraction pour valoriser son propre travail. Cette utilisation parasitique risquait, selon le juge, d’affaiblir l’exclusivité des marques Rolex en banalisant leur présence dans des contextes non contrôlés (ex. : œuvres satiriques ou low-cost).
Le parasitisme, défini par la jurisprudence comme l’appropriation indue de la notoriété d’autrui à des fins lucratives (3), a été retenu en complément de la contrefaçon. Le tribunal a analysé le clip promotionnel de Perathoner comme un outil marketing sophistiqué, où les marques Rolex étaient mises en avant pour attirer l’attention d’un public cible similaire à celui de la marque (amateurs de luxe, collectionneurs).
Les éléments suivants ont été déterminants :
– La mise en scène de montres Rolex dans des contextes glamour (yachts, soirées VIP), reprenant les codes esthétiques des campagnes publicitaires officielles de la marque.
– L’utilisation de hashtags tels que #LuxuryArt ou #RolexInspiration, créant un lien sémantique entre les œuvres de l’artiste et la marque.
– La monétisation des vidéos via des partenariats avec des influenceurs et des placements de produits tiers.
Bien que Perathoner ait invoqué le mouvement pop art (ex. : Warhol, Koons) pour légitimer son approche, le tribunal a estimé que son travail manquait de dimension critique ou transformative. Contrairement à des œuvres comme *Campbell’s Soup Cans* de Warhol, qui questionnent la société de consommation, les créations de Perathoner se contentaient de reproduire les marques sans les réinterpréter.
Le juge a souligné que :
– Les montres Rolex étaient représentées de manière réaliste, sans déformation, ironie ou message sous-jacent.
– L’artiste n’avait pas fourni de manifeste ou d’explication contextuelle démontrant une intention artistique profonde.
– La commercialisation d’objets portant le terme « Yatch-Master » (ex. : sweatshirts) renforçait l’impression d’une exploitation opportuniste, non d’une démarche créative.
Le tribunal a reconnu que les plateformes numériques constituent un espace hybride, où l’art et le marketing coexistent. Cependant, il a refusé d’accorder une immunité générale aux œuvres diffusées en ligne.
En analysant le compte Instagram de Perathoner, le juge a noté que :
– Les publications ciblaient délibérément des hashtags liés au luxe (#WatchLovers, #HighEnd), visant à capter l’audience de Rolex.
– Les stories et posts éphémères intégraient des appels à l’action (« Découvrez ma collection inspirée de Rolex »), assimilables à de la publicité. Cette stratégie a conduit le tribunal à qualifier les réseaux sociaux de « vitrine commerciale déguisée », où la frontière entre art et exploitation économique devient floue.
En droit européen (Directive 2015/2436), l’exception pour usage artistique est limitée aux cas où l’œuvre apporte une contribution critique, parodique ou éducative.
Le tribunal a suivi cette ligne en citant l’arrêt *CJUE, Deckmyn c/ Vandersteen* (2014), qui exige une « altération perceptible » du signe original.
Dans cette affaire :
– L’absence de détournement manifeste (ex. : pas de dérision, pas de message politique) a invalidé la défense de Perathoner.
– Le juge a rappelé que la liberté d’expression ne protège pas les utilisations purement décoratives ou opportunistes de marques, surtout lorsqu’elles génèrent un profit.
La décision suscite des craintes chez les artistes contemporains, dont beaucoup s’inspirent de marques pour critiquer le capitalisme ou la consumer culture. Des collectifs d’artistes ont argué que le jugement crée un précédent dangereux, obligeant les créateurs à négocier des licences coûteuses ou à s’autocensurer.
Cependant, le tribunal a nuancé sa position en précisant que :
– Les œuvres explicitement critiques ou parodiques restent protégées (ex. : Banksy détournant des logos pour dénoncer la surconsommation).
– Le contexte de diffusion est clé : une installation muséale serait moins risquée qu’une vente en ligne de produits dérivés.
Pour éviter des litiges futurs, des juristes proposent :
– Des guidelines européennes distinguant l’art « transformatif » (protégé) de l’exploitation commerciale (sanctionnable).
– Un système de licences simplifiées pour les artistes, leur permettant d’utiliser des marques contre une redevance symbolique, sous réserve de respecter des critères créatifs.
– Une reconnaissance accrue du fair use dans le droit continental, inspirée du modèle américain, où l’usage parodique ou commentarial est plus largement accepté.
L’affaire Rolex c/ Perathoner illustre les défis posés par l’évolution des pratiques artistiques à l’ère numérique. Si le tribunal a légitimement protégé les intérêts économiques des titulaires de marques, il ouvre aussi un débat sur la nécessité d’adapter le droit à la réalité des créations hybrides (art/commerce). Un équilibre subtil devra être trouvé entre la lutte contre le parasitisme et la préservation d’un espace de liberté indispensable à l’innovation culturelle.
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Sources :
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