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Les enjeux du « Typosquatting »

À l’ère du numérique, où la présence en ligne est un enjeu stratégique pour les entreprises, la protection des marques contre les pratiques abusives telles que le *cybersquatting* et le *typosquatting* constitue un défi majeur pour les tribunaux.
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Le jugement du 9 octobre 2024 rendu par le tribunal judiciaire de Paris dans l’affaire opposant la Caisse nationale de réassurance mutuelle agricole Groupama à M. X. en est une illustration emblématique. (1) Cette décision, qui s’inscrit dans un contexte de multiplication des atteintes aux droits de propriété intellectuelle sur internet, offre une analyse approfondie des mécanismes juridiques protégeant les marques renommées contre les détournements malveillants de noms de domaine. Elle met en lumière les tensions entre l’impératif de sécurité juridique pour les titulaires de marques et les risques de parasitisme économique dans l’espace numérique.

Groupama, acteur historique du secteur de l’assurance et des services financiers en France, est titulaire d’un portefeuille de marques déposées depuis les années 1980, couvrant des services variés (assurances, banque, immobilier). Ces marques, dont la renommée a été reconnue à plusieurs reprises par des instances administratives et judiciaires, constituent un actif immatériel central pour son image et sa crédibilité.


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Cependant, en octobre 2023, l’entreprise découvre l’enregistrement massif de 39 noms de domaine présentant des variations typographiques de sa marque phare « Groupama » (exemples : <broupama.fr>, <froupama.fr>, <ggroupama.fr>).

Ces enregistrements, effectués en une seule journée par M. X., un résident suisse opérant dans le domaine du marketing, relevaient d’une stratégie de *typosquatting* – une technique consistant à exploiter les erreurs de frappe des internautes pour capter frauduleusement leur trafic.

Face à cette menace, Groupama a engagé une procédure d’urgence devant le tribunal judiciaire de Paris, obtenant dès le 24 novembre 2023 une ordonnance de blocage et de gel des noms de domaine litigieux. Cette mesure conservatoire, prise en référé, a permis de neutraliser temporairement le risque d’exploitation abusive. Toutefois, l’absence de comparution de M. X. à l’audience du 28 mars 2024 a conduit le tribunal à statuer sur le fond en se basant sur les seuls éléments fournis par Groupama.

Le jugement définitif du 9 octobre 2024 vient ainsi clore une procédure marquée par des enjeux juridiques complexes, allant de la qualification de la contrefaçon à l’évaluation du préjudice subi. Au cœur de cette affaire réside la question de la protection étendue des marques renommées au sens de l’article L. 713-3 du Code de la propriété intellectuelle (CPI) (2) et de l’article 9 du règlement (CE) 40/94. (3)

Le tribunal a dû déterminer si les variations orthographiques mineures des noms de domaine en cause – souvent réduites à l’ajout, la suppression ou la substitution d’une lettre – suffisaient à créer un « lien » dans l’esprit du public avec la marque « Groupama », même en l’absence de confusion directe. Pour cela, il a analysé non seulement la similitude visuelle et phonétique des signes, mais aussi l’intention malveillante de M. X., matérialisée par le dépôt simultané de multiples domaines et leur redirection vers des services de messagerie électronique.

Par ailleurs, ce jugement interroge les limites de la réparation du préjudice dans les affaires de contrefaçon sans exploitation commerciale avérée. Si le tribunal a ordonné le transfert des noms de domaine à Groupama – une mesure prophylactique visant à prévenir tout usage futur –, l’indemnisation financière allouée (4 000 €) reste modeste au regard des demandes initiales (25 000 €).

Cette modération s’explique par l’absence de preuve d’un préjudice économique direct, mais aussi par une interprétation restrictive de l’« avilissement » de la marque, notion-clé dans les atteintes à la renommée. Enfin, cette décision soulève des réflexions plus larges sur l’équilibre entre liberté d’entreprendre et protection des droits intellectuels dans l’écosystème numérique.

D’un côté, elle renforce la sécurité juridique des titulaires de marques en sanctionnant les pratiques parasitaires ; de l’autre, elle rappelle que la simple réservation de noms de domaine, sans exploitation active, ne justifie pas systématiquement des dommages et intérêts élevés.

Elle s’inscrit ainsi dans une jurisprudence française et européenne oscillant entre fermeté contre le cybersquatting et prudence face aux demandes indemnitaires spéculatives. Ce jugement constitue donc un cas d’école pour les praticiens du droit de la propriété intellectuelle, offrant des clés de lecture sur :

  • Les critères de renommée d’une marque et leur démonstration (ancienneté, notoriété, reconnaissance antérieure)
  • La caractérisation de la mauvaise foi dans le typosquatting ;
  • Les outils de réparation adaptés aux préjudices immatériels.

Il illustre également les défis posés par la mondialisation des litiges, M. X. résidant en Suisse et les noms de domaine étant gérés par l’AFNIC (organisme français) et hébergés par OVH, acteur international. La coopération entre juridictions et registres internet apparaît ici comme un élément crucial pour l’effectivité des décisions.

En somme, le jugement du 9 octobre 2024 du tribunal judiciaire de Paris ne se contente pas de trancher un litige technique : il participe à la construction d’un droit adapté aux réalités du numérique, où la protection des marques doit composer avec l’immédiateté des risques et l’invisibilité des frontières.

I. La reconnaissance juridique de la contrefaçon de marques renommées

A. La démonstration de la renommée des marques Groupama

La reconnaissance de la renommée d’une marque constitue un préalable essentiel à sa protection élargie contre les usages parasitaires ou contrefaisants. Dans cette affaire, Groupama a dû prouver que ses marques « Groupama » bénéficiaient d’une notoriété suffisante pour justifier une protection au-delà des seuls produits et services identiques ou similaires à ceux couverts par ses enregistrements.

  1. Les critères juridiques de la renommée

Le tribunal s’est appuyé sur une combinaison de critères issus du droit européen et français (article L. 713-3 du Code de la propriété intellectuelle et article 9 du règlement CE 40/94). La renommée se définit comme la connaissance de la marque par une « fraction significative du public concerné », associée à un « pouvoir d’attraction propre » indépendant des produits ou services désignés. Cette définition implique une analyse multifactorielle :

– L’ancienneté et la continuité d’utilisation : Groupama a souligné l’usage de ses marques depuis 1988 pour la marque verbale française, et même depuis 1986 sous des signes antérieurs similaires. Cette antériorité démontre une implantation durable dans le paysage économique.

– Le succès commercial et l’étendue géographique : En tant que mutuelle d’assurance agricole devenue un groupe financier majeur, Groupama dispose d’un réseau national et international, avec des services couvrant l’assurance, la banque et l’immobilier.

– Les investissements publicitaires et la présence médiatique : Bien que non chiffrés dans la décision, le tribunal a pris acte de la notoriété spontanée (7ᵉ rang en France selon le sondage Ipsos) et assistée (4ᵉ rang) de Groupama dans le secteur de l’assurance.

– La reconnaissance juridique antérieure : La décision de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI) de 2016, reconnaissant la notoriété de la marque européenne « Groupama », a joué un rôle clé. Ce précédent administratif a servi de preuve objective, renforçant la crédibilité des allégations de Groupama.

  1. L’apport des preuves matérielles et testimoniales

Groupama a combiné des éléments qualitatifs et quantitatifs :

– Le sondage Ipsos d’octobre 2023 : Ce document a permis de mesurer la notoriété actuelle de la marque auprès du public français. Le classement parmi les premiers assureurs nationaux a convaincu le tribunal de l’ancrage de « Groupama » dans l’esprit des consommateurs.

– Les décisions antérieures : La référence à la jurisprudence de la CJUE (affaire *Pago International*, 2009) (4) et du Tribunal de l’Union européenne (affaire *Spa Monopole*, 2015) a permis de rappeler que la renommée peut être établie même en l’absence de preuves cumulatives, pourvu qu’une appréciation globale soit réalisée.

– L’usage sous forme de marques composites : Le tribunal a admis que l’utilisation de « Groupama » comme élément central d’autres marques enregistrées (ex. « Groupama Assurances ») renforce sa perception comme un signe distinctif autonome.

  1. Le public concerné et l’étendue géographique

Le tribunal a retenu que la renommée s’adressait à un public large, incluant non seulement les clients directs (assurés, épargnants), mais aussi les professionnels du secteur (agents, courtiers). L’étendue géographique couvrait au moins la France et les pays de l’Union européenne, compte tenu des marques européennes et internationales déposées.

B. La caractérisation de l’atteinte par les noms de domaine litigieux

L’enjeu central résidait dans la démonstration que les noms de domaine enregistrés par M. X. portaient atteinte à la renommée des marques « Groupama », en créant un « lien » dans l’esprit du public, même en l’absence de confusion directe.

  1. La similitude visuelle, phonétique et conceptuelle

Le tribunal a analysé chaque nom de domaine pour établir une similitude suffisante avec les marques « Groupama » :

– Variations par ajout, suppression ou substitution de lettres : – Exemple 1 : « broupama.fr » (remplacement du « G » par un « B ») ; – Exemple 2 : « groypama.fr » (insertion d’un « Y ») ; – Exemple 3 : « groupamaa.fr » (doublement du « A » final). Ces altérations, bien que mineures, reproduisent la structure sonore (« Groupama ») et visuelle (longueur, police) du signe original.

– Typo-squatting et erreurs de frappe courantes : Le tribunal a relevé que les variations correspondaient à des fautes de saisie probables (ex. « gorupama.fr » pour « groupama.fr »), une pratique qualifiée de « typosquatting ». Cette stratégie exploite les habitudes des internautes et vise à capter le trafic destiné à la marque légitime.

  1. L’intention malveillante et l’exploitation parasitaire

La mauvaise foi de M. X. a été déduite de plusieurs éléments :

– L’enregistrement massif et simultané : Les 39 noms de domaine ont été réservés le même jour, ce qui démontre une stratégie préméditée. –

L’exploitation technique des domaines : – Chaque domaine renvoyait vers une page OVH générique, mais activait une adresse e-mail associée (ex. « contact@broupama.fr »). Cette configuration permettait à M. X. d’intercepter des courriels destinés à Groupama, créant un risque de phishing ou d’usurpation d’identité.

– La redirection DNS activée prouvait une volonté d’utiliser les domaines à des fins commerciales ou frauduleuses. –

L’absence de droit ou de lien légitime : M. X., résidant en Suisse et actif dans le marketing, n’a pu justifier d’un intérêt légitime à utiliser des signes similaires à « Groupama ».

  1. Le risque de dilution et d’avilissement de la marque

Le tribunal a retenu que l’usage des domaines litigieux portait préjudice à la renommée de Groupama en :

– Affaiblissant le caractère distinctif : La multiplication de signes similaires brouille l’identification unique de la marque.

– Créant un risque d’association négative : Si M. X. avait utilisé les domaines pour des activités illicites (ex. escroqueries), cela aurait entaché l’image de Groupama.

II. Les conséquences juridiques et les limites de la réparation du préjudice

A. Les mesures correctives : transfert des domaines et indemnisation forfaitaire

  1. Le transfert des noms de domaine : une mesure prophylactique

Le tribunal a ordonné le transfert des 39 domaines à Groupama, en application de l’article L. 716-4-11 du CPI. Cette décision s’inscrit dans une logique de prévention :

– Éviter une exploitation future : Même inactifs, les domaines représentaient un risque potentiel. Leur transfert neutralise définitivement la menace.

– Reconnaissance de la titularité légitime : Groupama, en tant que titulaire des marques, est jugé seule habilité à exploiter les signes « Groupama » sous forme de noms de domaine.

  1. L’indemnisation forfaitaire : entre symbolisme et réalité économique

Le tribunal a alloué 4 000 € à Groupama pour « avilissement de la marque », bien en deçà des 25 000 € demandés. Cette modération s’explique par :

– L’absence de preuve d’un préjudice économique direct : Groupama n’a pas démontré de perte de clientèle ou de coûts engagés pour contrer les domaines.

– La nature préventive des mesures : Le blocage rapide des domaines (dès novembre 2023) a limité leur impact effectif.

– La jurisprudence sur la réparation forfaitaire : Les juges privilégient souvent des montants modérés en l’absence d’exploitation commerciale avérée (6)

B. Le rejet de certaines demandes et les enseignements procéduraux

  1. Le refus de publication du jugement : une question de proportionnalité Groupama demandait la publication du jugement dans trois médias, mais le tribunal a rejeté cette demande au motif que :

– La réparation était déjà suffisante : Le transfert des domaines et l’indemnisation forfaitaire compensaient le préjudice moral.

– L’absence de nécessité publique : Aucun risque de récidive ou d’atteinte à l’ordre public n’était établi.

  1. Les frais de procédure et l’équité de l’article 700 CPC Malgré l’absence de M. X., le tribunal a fixé les frais à 4 000 € (au lieu des 10 000 € demandés), en tenant compte :

– La situation économique du défendeur : Résidant en Suisse, M. X. n’a pas présenté de ressources, incitant le juge à modérer la somme.

– Les principes d’équité : L’article 700 CPC exige une balance entre les frais exposés (honoraires d’avocats, expertise) et la gravité des faits.

  1. Les enseignements stratégiques pour les titulaires de marques
  2. La nécessité d’une veille active : Groupama a su réagir rapidement (délai de deux mois entre la découverte des domaines et la requête en référé), limitant les dommages.
  3. L’importance des preuves de notoriété : Les sondages et décisions antérieures ont été décisifs pour établir la renommée.
  4. Les limites de la réparation financière : En l’absence d’exploitation effective, les tribunaux privilégient des mesures correctives (transfert) plutôt que des indemnités élevées.

Cette décision illustre la rigueur avec laquelle les tribunaux français protègent les marques renommées contre le typosquatting, tout en encadrant strictement la réparation du préjudice. Elle rappelle l’importance pour les entreprises de constituer un dossier solide prouvant la notoriété et d’agir rapidement pour neutraliser les atteintes en ligne. Cependant, la modération des dommages et intérêts soulève des questions sur l’effet dissuasif réel des condamnations dans les affaires de contrefaçon purement préventive.

Pour lire une version plus condensée de cet article sur le droit des marques et le typosquatting, cliquez

Sources :

  1. Legalis | L’actualité du droit des nouvelles technologies | Tribunal judiciaire de Paris, jugement du 9 octobre 2024
  2. Article L713-3 – Code de la propriété intellectuelle – Légifrance
  3. Règlement – 40/94 – EN – EUR-Lex
  4. https://curia.europa.eu/juris/document/document.jsf;jsessionid=5030D5F4AB4F828A190EFB0D6047383F?text=&docid=73511&pageIndex=0&doclang=FR&mode=lst&dir=&occ=first&part=1&cid=16237022

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