Dans un contexte marqué par l’essor fulgurant des plateformes numériques et la démocratisation de l’accès à l’information, la tension entre la liberté d’expression et la protection des droits individuels, tels que le droit à l’honneur, à la réputation ou à la présomption d’innocence, s’impose comme un enjeu juridique central du XXIe siècle.
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L’affaire portée devant la Cour de cassation française le 26 février 2025, (1) opposant MM. U., G., I. et E. à la société Google Ireland Limited, illustre avec acuité cette dialectique complexe. À la suite de la diffusion, sur la chaîne YouTube « Les dossiers de Monaco », de six vidéos accusant un réseau de corruption au sein de la Principauté, trois personnalités issues de professions réglementées (un avocat, un magistrat et un ministre) ont sollicité le retrait de ces contenus, estimant qu’ils véhiculaient des allégations diffamatoires portant atteinte à leur honneur et à leur dignité professionnelle.
Cette affaire, ancrée dans le cadre procédural spécifique de l’article 6-I.8 de la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN), (2) soulève des questions fondamentales sur le régime de responsabilité des hébergeurs de contenus en ligne, la portée des obligations de modération imposées aux plateformes numériques, et les limites jurisprudentielles de la liberté d’expression dans l’espace virtuel.
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Réseauxine de la Cour de cassation, en procédure accélérée au fond, interroge également l’efficacité des mécanismes de régulation ex post face à la viralité intrinsèque des réseaux sociaux, où la diffusion d’informations potentiellement préjudiciables peut échapper à tout contrôle avant qu’un contentieux ne soit jugé. Dans cette perspective, l’arrêt du 26 février 2025 s’inscrit dans une lignée jurisprudentielle oscillant entre la protection des lanceurs d’alerte, garantie par des instruments supranationaux tels que la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH), et la nécessité de prévenir les abus inhérents à l’anonymat et à la désintermédiation caractéristiques d’Internet.
L’analyse de cette décision exige ainsi une appréhension multidimensionnelle, intégrant tant les spécificités du droit français de la diffamation que les impératifs issus du droit de l’Union européenne, notamment la directive sur le commerce électronique (2000/31/CE) et le Règlement général sur la protection des données (RGPD). (3)
Ce litigieux cristallise enfin les défis posés par l’extraterritorialité des acteurs numériques, Google Ireland Limited, en tant qu’exploitant européen de YouTube, incarnant l’asymétrie de pouvoir entre les États et les géants du Web. La réponse de la Cour de cassation à ces enjeux déterminera non seulement l’équilibre entre liberté d’expression et droits subjectifs, mais aussi la capacité des juridictions nationales à imposer des standards éthiques dans un environnement dématérialisé, où l’immédiateté prime souvent sur la vérification.
La loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN) pose les fondements du régime de responsabilité des intermédiaires techniques, en distinguant clairement les éditeurs de contenus, responsables a priori de leurs publications, des hébergeurs, dont la responsabilité est conditionnée à une connaissance effective des contenus illicites.
L’article 6-I.2 LCEN, transposant la directive européenne sur le commerce électronique (2000/31/CE), définit l’hébergeur comme une entité stockant des données « pour le compte de tiers », sans en contrôler a priori la légalité.
Cette distinction est cruciale : elle libère les plateformes comme YouTube d’une obligation générale de surveillance, conformément au principe de neutralité technologique. Toutefois, cette immunité relative n’est pas absolue. Elle est subordonnée à deux conditions cumulatives :
– L’absence de connaissance effective du caractère illicite du contenu.
– L’action prompte pour retirer ou rendre inaccessible le contenu dès que cette illicéité est portée à leur connaissance. La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a précisé, dans l’arrêt Google c/ González (2014), que cette connaissance ne peut résulter d’une notification vague ou générique, mais doit être « suffisamment précise et motivée » pour permettre une appréciation concrète. (4) Dans l’affaire MM. U., G., I. et E., la qualification de YouTube en tant qu’hébergeur est donc un préalable essentiel : si la plateforme avait exercé un contrôle éditorial sur les vidéos (modification, catégorisation active), elle aurait pu être requalifiée en éditeur, engageant sa responsabilité de plein droit.
L’article 6-I.8 LCEN instaure une procédure de signalement accéléré permettant à toute personne s’estimant victime d’un contenu préjudiciable d’exiger son retrait. Ce mécanisme, souvent invoqué dans les affaires de diffamation, repose sur un équilibre délicat :
– L’obligation de réactivité : Dès réception d’une notification valide, l’hébergeur doit agir « promptement » pour retirer le contenu ou en bloquer l’accès. La notion de promptitude, laissée à l’appréciation des juges, varie selon la gravité des allégations et leur viralité. Dans une affaire, un délai de 48 heures a été jugé raisonnable pour des propos haineux.
– Les limites procédurales : L’hébergeur n’a pas à statuer sur le fond du litige ; son rôle est purement réactif. Cependant, une application trop zélée de cette obligation pourrait conduire à une censure privée excessive, contraire à la liberté d’expression. La CJUE, dans l’affaire Glawischnig-Piesczek c/ Facebook (2019), a ainsi rappelé que les mesures de retrait doivent être proportionnées et ciblées géographiquement. (5)
Dans l’espèce, Google Ireland Limited, en refusant de retirer les vidéos malgré les notifications des plaignants, a invoqué le caractère insuffisamment précis des signalements et la nécessité de préserver le débat d’intérêt public sur la corruption. La Cour de cassation devra donc vérifier si les notifications remplissaient les critères de l’article 6-I.8 LCEN et si le refus de retrait était justifié au regard des impératifs de liberté d’expression.
La viralité des réseaux sociaux, où un contenu peut atteindre des millions d’utilisateurs en quelques heures, rend obsolètes les procédures judiciaires traditionnelles. L’article 6-I.8 LCEN, en prévoyant une procédure accélérée, répond à cette nécessité d’urgence.
Toutefois, cette célérité soulève des questions :
– La preuve de l’urgence : Les plaignants doivent démontrer un préjudice actuel et irréversible. Dans l’affaire Cour d’appel de Paris, la simple possibilité d’un préjudice réputationnel a été jugée insuffisante pour activer la procédure.
– L’effet Streisand : Une demande de retrait trop médiatisée peut amplifier la diffusion du contenu incriminé, aggravant le préjudice. Les juges doivent donc évaluer si le retrait est réellement protecteur ou contre-productif.
La procédure accélérée ne doit pas sacrifier les droits de la défense, garantis par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH). La Cour européenne a rappelé, dans l’affaire MGN Limited c/ Royaume-Uni (2011), que les mesures provisoires doivent respecter le principe du contradictoire. (6)
Dans le cas des vidéos de « Les dossiers de Monaco », YouTube et les créateurs de contenus ont-ils été entendus avant le retrait ? La Cour de cassation examinera si le juge des référés a correctement pondéré les intérêts en présence, notamment en vérifiant :
– La motivation détaillée de la décision.
– L’existence d’un débat contradictoire, même succinct.
– La proportionnalité de la mesure (retrait total vs. Restriction géographique ou temporelle).
La diffamation, définie par l’article 29 de la loi du 29 juillet 1881, suppose l’allégation ou l’imputation d’un fait précis portant atteinte à l’honneur ou à la considération.
La jurisprudence exige une analyse contextuelle :
– La distinction entre faits et opinions : Les juges distinguent les assertions factuelles (vérifiables et potentiellement diffamatoires) des opinions, protégées par la liberté d’expression.
– La preuve de la mauvaise foi : En matière de diffamation envers des personnalités publiques, la Cour européenne exige que les plaignants démontrent que l’auteur a agi avec « négligence fautive » (CEDH, Pedersen et Baadsgaard c/ Danemark, 2004). (7)
Dans l’affaire des « Dossiers de Monaco », les vidéos dénoncent un réseau de corruption en citant des noms et des fonctions. La Cour devra déterminer si ces allégations relèvent de l’investigation journalistique (protégée) ou de la diffamation. La charge de la preuve incombe aux plaignants, qui doivent démontrer le caractère mensonger des faits énoncés.
Les personnalités publiques, en raison de leur exposition médiatique, bénéficient d’une protection atténuée de leur vie privée (CEDH, Axel Springer c/ Allemagne, 2012). (8) Cependant, cette tolérance varie selon leur fonction :
– Le ministre : Son action étant d’intérêt général, les critiques à son encontre sont largement admises, sauf en cas de propos excessifs ou mensongers.
– Le magistrat : La défense de l’autorité judiciaire justifie une protection renforcée, car les accusations de corruption peuvent ébranler la confiance publique dans l’institution.
– L’avocat : Son honneur professionnel est protégé, mais les critiques sur son exercice doivent être permises si elles participent d’un débat légitime.
La Cour de cassation évaluera donc si les vidéos, en visant ces trois professions, ont franchi la frontière entre le droit à l’information et l’abus de liberté d’expression. Elle s’appuiera sur la jurisprudence CEDH, Morice c/ France (2015), qui exige une « contribution pertinente au débat d’intérêt général ». (9)
La décision pourrait marquer un tournant dans l’interprétation des obligations des hébergeurs :
– Un standard de diligence renforcé : Si la Cour estime que Google aurait dû retirer les vidéos malgré des signalements partiels, cela créerait une obligation proactive de modération, contraire à l’esprit initial de la LCEN.
– L’impact du RGPD et du Digital Services Act (DSA) : Le règlement européen de 2022 impose déjà aux très grandes plateformes (comme YouTube) des mesures de transparence et d’audit. Un arrêt sévère contre Google anticiperait l’application stricte du DSA, qui prévoit des amendes pouvant atteindre 6 % du chiffre d’affaires mondial.
En condamnant Google, la Cour de cassation risquerait de créer un effet dissuasif pour les lanceurs d’alerte et les médias investigatifs, déjà fragilisés par les lois anti-fake news.
À l’inverse, un arrêt favorable à la plateforme pourrait encourager la diffusion non contrôlée de calomnies. Pour éviter cet écueil, la Cour pourrait :
– Exiger un encadrement procédural : Créer des mécanismes de contre-expertise (ex : avis d’un comité d’éthique) avant le retrait.
– Distinguer les cas selon la nature des contenus : Une accusation de corruption, si elle s’appuie sur des indices sérieux, devrait bénéficier d’une protection accrue au nom de l’intérêt public (CEDH, Steel et Morris c/ Royaume-Uni, 2005).
L’arrêt de la Cour de cassation du 26 février 2025 s’annonce comme un marqueur essentiel de l’évolution du droit numérique français. En arbitrant entre la protection des droits individuels et la liberté d’expression, il devra concilier des impératifs contradictoires : la rapidité nécessaire face à la viralité, le respect des procédures équitables, et la préservation d’un espace public numérique libre mais responsable. Au-delà de l’affaire monégasque, c’est l’équilibre même de la démocratie à l’ère digitale qui se joue dans cette décision.
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Sources :
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