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Usages antérieurs et protection de marque

Les contentieux opposant les titulaires de marques et les détenteurs de noms commerciaux constituent une problématique récurrente en droit de la propriété intellectuelle, où s’entrecroisent des enjeux de priorité, de notoriété et de loyauté des pratiques commerciales.
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L’arrêt rendu par la Cour d’appel de Paris (pôle 5 – chambre 2) le 6 décembre 2024, sous le numéro 23/01475, (1) illustre avec acuité cette tension, en consacrant le principe selon lequel l’exploitation continue, paisible et publique d’un nom commercial est susceptible de paralyser une action en contrefaçon fondée sur des marques postérieures à ce nom. (2)

Cette décision, intervenant dans un litige entre deux établissements hôteliers parisiens, Nextone et Helionwood (agissant pour la société Hôtel DS), met en lumière les subtilités juridiques liées à la coexistence de signes distinctifs similaires et aux délais de prescription encadrant les actions en justice. En l’espèce, Nextone avait déposé les marques « MARQUIS » (2011) et « MARQUIS FAUBOURG SAINT-HONORÉ » (2012) pour des services hôteliers, tandis qu’Helionwood, après le rachat de la société Hôtel DS, avait enregistré en 2015 plusieurs marques intégrant le terme « MARQUIS ».

Saisie d’une action en nullité des marques d’Helionwood pour contrefaçon de ses marques antérieures, Nextone s’est heurtée à l’exception d’antériorité soulevée par la défense, laquelle invoquait l’usage continu depuis 2001 du nom commercial « Le Marquis » par l’Hôtel DS.
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La Cour a confirmé la forclusion de l’action en contrefaçon, retenant que Nextone avait eu connaissance de l’exploitation du signe litigieux par Helionwood depuis plus de cinq ans, conformément à l’ordonnance du Juge de la propriété intellectuelle (JME) du 9 juillet 2021, devenue définitive. Ce jugement soulève des questions essentielles sur la hiérarchie des droits antérieurs et les effets de la prescription extinctive en matière de contrefaçon.

D’une part, il rappelle que le nom commercial, bien que dépourvu du régime d’enregistrement des marques, peut prévaloir sur ces dernières dès lors que son usage répond aux critères de continuité, de paix et de publicité (Art. L. 711-3 du Code de la propriété intellectuelle).

D’autre part, il réaffirme le rôle central du délai quinquennal de prescription (Art. L. 716-5 Code de la propriété intellectuelle), qui sanctionne l’inaction du titulaire d’un droit, même antérieur, dès lors qu’il a tardé à agir contre un usage concurrent. Cette décision marque ainsi une étape significative dans la protection des investissements commerciaux, en consacrant un équilibre délicat entre la sécurité juridique des titres enregistrés et les droits acquis par l’usage effectif. Elle invite les opérateurs économiques à une vigilance accrue dans la surveillance de leurs signes distinctifs et dans la gestion proactive des risques de conflits, sous peine de se voir déchus de leurs prérogatives.

I. La primauté du nom commercial antérieur sur les marques postérieures : une antériorité consacrée par l’usage effectif

A. Les critères d’opposabilité du nom commercial : continuité, paix et publicité

  1. L’exigence d’un usage continu : pérennité de l’exploitation commerciale du signe

La jurisprudence française exige, pour qu’un nom commercial soit opposable à une marque postérieure, une exploitation continue du signe, c’est-à-dire une utilisation non sporadique, régulière et ancrée dans le temps. Dans l’affaire opposant Nextone à Helionwood, la Cour a relevé que l’Hôtel DS exploitait le nom commercial « Le Marquis » depuis 2001, soit près de dix ans avant les dépôts de marques par Nextone.

Cet usage prolongé, matérialisé par des investissements publicitaires, des réservations clientèles et une présence physique dans le paysage hôtelier parisien, répondait à l’exigence de continuité. La Cour rappelle ici que le droit des signes distinctifs ne protège pas seulement les titres enregistrés (marques), mais aussi les droits acquis par l’occupation effective du marché.

Ainsi, un nom commercial, bien que non enregistré, bénéficie d’une présomption de légitimité dès lors que son usage est ancré dans la durée, créant un lien identifiable entre le signe et l’entreprise.

  1. La nécessité d’un usage paisible : absence de contestation ou d’action en justice préalable

L’usage paisible, deuxième critère décisif, implique que le nom commercial ait été exploité sans contestation sérieuse ni action en justice de la part des tiers durant la période d’exploitation. Dans le cas d’espèce, Helionwood a démontré que l’Hôtel DS n’avait fait l’objet d’aucune procédure judiciaire ou administrative concernant l’utilisation du terme « Marquis » entre 2001 et 2011. Cette absence de litige antérieur a permis à la Cour de conclure à la légitimité de l’appropriation du signe.

La paix sociale entourant l’exploitation du nom commercial est donc un élément clé : elle témoigne d’une forme de consentement implicite des concurrents et des consommateurs à l’égard de l’usage du signe. En l’absence de trouble manifeste, le droit favorise la stabilité des situations acquises, conformément à l’adage « vigilantibus non dormientibus jura subveniunt » (les lois secourent ceux qui veillent, non ceux qui dorment).

  1. La publicité du nom commercial : notoriété acquise auprès de la clientèle et des tiers

Enfin, la publicité du nom commercial renvoie à sa visibilité sur le marché et à sa capacité à identifier l’entreprise auprès du public. La Cour a souligné que l’Hôtel DS avait largement diffusé le nom « Le Marquis » via des supports variés : enseignes, site internet, brochures touristiques et partenariats avec des plateformes de réservation.

Cette notoriété de fait a été corroborée par des témoignages de clients et des données chiffrées (taux d’occupation, chiffre d’affaires). Contrairement à une marque, qui tire sa force de son enregistrement, le nom commercial puise sa légitimité dans sa reconnaissance effective par le public. Ainsi, l’article L. 711-3 du Code de la propriété intellectuelle (CPI) protège cet usage public en permettant à son titulaire de s’opposer à des marques ultérieures susceptibles de créer une confusion.

B. L’effet neutralisateur de l’antériorité sur les droits de marque ultérieurs

  1. Le blocage de l’action en contrefaçon par l’exception d’antériorité (Art. L. 711-3 Code de la propriété intellectuelle)

L’article L. 711-3 Code de la propriété intellectuelle dispose « Marques Antérieures : Une nouvelle marque ne peut être enregistrée si elle est identique ou similaire à une marque antérieure, notamment si les produits ou services sont identiques ou similaires, et qu’il existe un risque de confusion pour le public.

2. Renommée : Une marque antérieure ayant une renommée peut empêcher l’enregistrement d’une nouvelle marque similaire, même si les produits ou services ne sont pas identiques, si l’usage de la nouvelle marque porte préjudice à la marque antérieure ou profite indûment de sa renommée.

3. Autres Droits : Les dénominations sociales, noms commerciaux, indications géographiques, droits d’auteur, dessins et modèles, ainsi que des droits de la personnalité d’un tiers peuvent également empêcher l’enregistrement d’une nouvelle marque si cela crée un risque de confusion. 4. Conditions d’Antériorité : Une marque antérieure inclut des marques enregistrées en France, des marques de l’Union européenne, et des marques notoirement connues. L’antériorité se mesure à la date de la demande d’enregistrement. 5. Agents ou Représentants : Une marque ne peut être enregistrée si elle est demandée par un agent ou un représentant du titulaire d’une marque protégée sans son autorisation, sauf s’il justifie sa démarche. En résumé, cet article vise à protéger les droits des titulaires de marques antérieures en empêchant l’enregistrement de nouvelles marques susceptibles de créer une confusion ou de nuire à ces droits.».

Le titulaire du nom commercial peut paralyser une action en contrefaçon fondée sur une marque postérieure, pourvu qu’il prouve l’antériorité et la licéité de son usage. Dans l’arrêt commenté, la Cour a jugé que Nextone, bien que titulaire de marques enregistrées, ne pouvait invoquer un droit exclusif sur le terme « Marquis », car Helionwood démontrait un usage antérieur et continu du même signe. Ce raisonnement souligne que l’enregistrement d’une marque ne prévaut pas automatiquement sur les droits antérieurs issus de l’usage, sauf à méconnaître l’équité commerciale et la loyauté concurrentielle.

  1. La prévalence du nom commercial en cas de risque de confusion avec la marque postérieure

La Cour a également analysé le risque de confusion entre les signes en présence, élément central en contrefaçon. Elle a relevé que les marques « MARQUIS » et « MARQUIS FAUBOURG SAINT-HONORÉ » de Nextone reproduisaient intégralement le nom commercial « Le Marquis » de l’Hôtel DS, tout en visant des services identiques (hôtellerie).

Or, selon la jurisprudence constante, l’antériorité d’un nom commercial interdit à une marque postérieure d’exploiter un signe similaire, même partiellement, dès lors que le public est susceptible d’établir un lien entre les deux entreprises. (3)

En l’espèce, la coexistence des deux enseignes dans le même secteur et la même zone géographique (Paris) accentuait ce risque. La Cour en a déduit que Nextone avait violé les droits antérieurs d’Helionwood, rendant ses marques illégitimes au sens de l’article L. 711-3 Code de la propriété intellectuelle.

II. La forclusion de l’action en contrefaçon : une sanction de l’inaction du titulaire de la marque

A. Le délai de prescription quinquennal : un instrument de sécurité juridique

  1. Le point de départ du délai : la connaissance de l’usage concurrent par le titulaire de la marque

L’article L. 716-5 Code de la propriété intellectuelle prévoit que l’action en contrefaçon se prescrit par cinq ans à compter du jour où le titulaire du droit a connu ou aurait dû connaître le dernier fait lui permettant de l’exercer. (4)

Dans cette affaire, la Cour a retenu que Nextone avait eu connaissance de l’existence de l’Hôtel DS et de son nom commercial dès 2011, soit l’année de dépôt de sa première marque. Pourtant, elle n’avait engagé aucune procédure avant 2021, laissant s’écouler plus de dix ans. Cette inaction prolongée a conduit la Cour à déclarer l’action forclose, conformément à l’ordonnance du Juge (JME) du 9 juillet 2021.

Ce raisonnement repose sur l’idée que la prescription quinquennale protège la sécurité des transactions : il serait injuste de permettre à un titulaire de marque de « dormir sur ses droits » tout en laissant un concurrent investir dans un signe similaire.

  1. L’extinction de l’action en contrefaçon après cinq ans d’inaction (Art. L. 716-5 CPI)

La forclusion prononcée contre Nextone illustre la rigueur avec laquelle les juridictions appliquent le délai de prescription. La Cour a rappelé que ce délai est d’ordre public : il ne peut être interrompu ou suspendu, sauf dans des cas exceptionnels (fraude, dissimulation).

En l’absence de preuve d’un comportement déloyal d’Helionwood, Nextone ne pouvait invoquer aucune cause d’interruption. Cette solution s’inscrit dans une logique de stabilisation des situations juridiques : au-delà de cinq ans, l’exploitant du nom commercial acquiert une forme d’immunité, préservant ses investissements passés.

B. Les conséquences pratiques de la forclusion : immunité acquise et risques stratégiques

  1. La consolidation des droits de l’exploitant du nom commercial

La forclusion entraîne une validation rétroactive de l’usage contesté : Helionwood et l’Hôtel DS peuvent continuer à utiliser le nom « Le Marquis » sans crainte d’action en contrefaçon. Cette immunité est renforcée par le principe de confiance légitime : les tiers doivent pouvoir se fier à la pérennité d’un signe exploité ouvertement et durablement.

La Cour a ainsi souligné que l’Hôtel DS avait légitimement cru en la licéité de son nom commercial, en l’absence de contestation pendant plus d’une décennie.

  1. Les enseignements pour la gestion des portefeuilles de marques : diligence et surveillance proactive

Cet arrêt rappelle avec force l’importance d’une surveillance active des signes distinctifs par les titulaires de marques. Nextone a été sanctionnée pour son défaut de réactivité, malgré une connaissance précoce du risque de confusion. Les entreprises doivent donc :

– Cartographier les antériorités avant tout dépôt de marque, via des recherches d’antériorités étendues (noms commerciaux, enseignes, droits d’auteur).

– Surveiller régulièrement le marché pour détecter les usages concurrents et agir dans le délai de prescription. –

Documenter les preuves d’usage de leurs propres signes, afin de pouvoir opposer une antériorité en cas de litige.

Cet arrêt de la Cour d’appel de Paris réaffirme l’équilibre délicat entre protection des marques et respect des droits antérieurs issus de l’usage. Il invite les acteurs économiques à conjuguer vigilance juridique et stratégie commerciale, sous peine de voir leurs droits s’éroder par l’effet du temps ou de la concurrence.

Pour lire un article plus condensé sur l’usage commercial et la protection des marques, cliquez

Sources :

  1. 06 décembre 2024 – Cour d’appel, Pôle 5 – Chambre 2 – 23/01475 | Dalloz
  2. Cour de cassation, civile, Chambre commerciale, 20 novembre 2012, 11-23.216, Publié au bulletin – Légifrance
  3. Cour de cassation, civile, Chambre commerciale, 18 octobre 2023, 20-20.055, Publié au bulletin – Légifrance
  4. Article L716-5 – Code de la propriété intellectuelle – Légifrance
  5. Cour de cassation, civile, Chambre commerciale, 6 avril 2022, 17-28.116, Publié au bulletin – Légifrance

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