La question du point de départ du délai de prescription de l’action en contrefaçon de droit d’auteur est depuis plusieurs années au cœur d’intenses débats doctrinaux et jurisprudentiels. La tension naît du caractère particulier de la contrefaçon, qui peut résulter d’un acte unique (par exemple la reproduction d’une œuvre) ou, au contraire, d’une succession d’actes répétés et diversifiés (diffusion d’un album, mise en ligne sur une plateforme numérique, représentation publique, exploitation commerciale continue, etc.).
Dès lors, déterminer à quelle date exacte commence à courir le délai de prescription de l’action revêt une importance cruciale, tant pour les titulaires de droits désireux de protéger leurs œuvres, que pour les exploitants potentiellement poursuivis plusieurs années après les faits.
L’article 2224 du Code civil prévoit que « les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer ». (1) Appliqué au droit d’auteur, ce texte soulève deux interrogations majeures :
faut-il considérer que la prescription court dès la première connaissance d’un acte de contrefaçon, et qu’ensuite tous les actes subséquents relèvent d’un simple prolongement, de sorte que l’action serait définitivement éteinte après cinq ans ?
ou bien faut-il admettre que chaque acte distinct (par exemple une nouvelle diffusion de l’œuvre, ou une nouvelle mise en ligne) constitue un fait générateur autonome, ouvrant un nouveau délai de prescription ?
Ces interrogations sont loin d’être purement théoriques. Elles conditionnent en pratique la possibilité pour un auteur de se défendre face à une exploitation prolongée ou répétée de son œuvre. Un raisonnement trop strict, centré uniquement sur la première atteinte, reviendrait à priver l’auteur de toute action alors même que son œuvre continuerait d’être diffusée sans autorisation plusieurs années après. À l’inverse, une conception trop souple, admettant un « délai sans fin » tant que l’exploitation perdure, pourrait fragiliser la sécurité juridique des exploitants et prolonger indéfiniment le risque contentieux.
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C’est précisément cette problématique qu’a tranchée la Cour de cassation, 1ʳᵉ chambre civile, dans son arrêt du 3 septembre 2025 (2), relatif au litige opposant les auteurs du générique de la série animée Code Lyoko (« Un monde sans danger ») au groupe international The Black Eyed Peas, accusé d’avoir copié leur œuvre dans le titre Whenever.
Dans cette affaire, la cour d’appel de Paris avait jugé prescrite l’action des auteurs, au motif qu’ils avaient connaissance de la contrefaçon dès la mise en demeure adressée aux défendeurs en décembre 2011, et que l’assignation n’avait été délivrée qu’en juin 2018, soit plus de cinq ans après. Les actes ultérieurs de diffusion et de commercialisation n’étaient, selon elle, que le prolongement des actes initiaux.
La Cour de cassation casse cette décision en affirmant un principe important : lorsque la contrefaçon résulte d’une succession d’actes distincts (reproduction, diffusion, représentation), la prescription court séparément pour chacun de ces actes à compter du jour où l’auteur en a eu connaissance.
Cet arrêt constitue une évolution notable : il confirme que la contrefaçon ne doit pas être réduite à un acte unique, mais peut donner lieu à une pluralité de faits générateurs autonomes.
La Cour de cassation fonde sa solution sur l’article 2224 du Code civil, qui pose la règle générale : « les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer ». (3)
Cette formulation autorise une double lecture : une lecture « globale » (le titulaire connaît une atteinte => le délai court et éteint toute action future liée à la même affaire) et une lecture « atomisée » (chaque fait générateur distinct ouvre son propre délai). L’arrêt du 3 septembre 2025 tranche en faveur de la seconde lecture lorsque la contrefaçon résulte d’une succession d’actes distincts (reproduction, représentation, diffusion), et non d’un acte unique se prolongeant dans le temps.
Littéralement, le texte vise les « faits » : il paraît naturel d’identifier comme faits distincts des actes différents (copie, mise en vente, mise en ligne, représentation).
Téléologiquement, l’objet de la prescription est d’équilibrer la sécurité juridique et la protection des droits : reconnaître un point de départ par acte distinct permet d’assurer la protection effective de l’auteur dans un environnement de diffusion continue (notamment numérique) sans pour autant supprimer, en principe, la prévisibilité pour l’exploitant.
Un acte unique s’analyse lorsqu’une opération juridique ou matérielle unique produit un effet qui se prolonge (par ex. une reproduction illicite dont l’effet de mise sur le marché persiste).
A contrario, un acte distinct correspond à une nouvelle opération de mise en circulation (réédition, remise en vente, mise en ligne sur une nouvelle plateforme, nouvelle représentation publique, nouvelle duplication). Chacun de ces actes est susceptible de générer un préjudice autonome et donc d’ouvrir un nouveau délai de prescription.
La prescription ne court pas ipso facto à la première publicité de l’acte ; elle court à compter du jour où le titulaire a connu ou aurait dû connaître le fait. Cette double formule introduit une comparaison entre l’élément subjectif (connaissance réelle) et l’élément objectif (connaissance présumée ou que le titulaire aurait dû avoir si des recherches diligentes avaient été faites).
La mise en demeure est un indice probant de la connaissance : lorsqu’une mise en demeure a été envoyée (comme ici la mise en demeure du 30 décembre 2011), elle constitue souvent la preuve que le titulaire avait connaissance d’un acte donné. Mais la Cour admet que, malgré une mise en demeure ancienne, des actes postérieurs distincts intervenant dans les cinq années précédant l’action restent contestables.
La solution rendue par la Cour prend en compte la réalité de la diffusion contemporaine des œuvres : la numérisation, le streaming, les rééditions et les multi-plates-formes rendent possible la survenance fréquente d’actes distincts. Adapter l’interprétation de la prescription à cette réalité protège l’effectivité du droit d’auteur.
En somme, la Cour retient une méthode d’interprétation strictement textuelle, mais aussi pragmatique : elle applique mot à mot l’article 2224 en faisant de « faits » des actes matériels/juridiques distincts, et non un continuum indifférencié.
La Cour casse l’arrêt de la cour d’appel qui avait assimilé les actes ultérieurs à un simple « prolongement ». Elle considère que la cour d’appel a méconnu l’article 2224 en n’examinant pas si certains actes de diffusion, intervenus moins de cinq ans avant l’introduction de l’action, étaient constitutifs d’actes distincts ouvrant un nouveau point de départ. De cette cassation découlent des questions pratiques et des limites qu’il importe de circonscrire.
Pour savoir si une action est prescrite ou non pour tel acte, le juge devra désormais se livrer à une appréciation factuelle précise. Parmi les critères raisonnablement déployés :
La nature juridique de l’acte : reproduction (enregistrement master), représentation (concert, diffusion radio), distribution (mise en vente d’un album), mise à disposition/streaming (plateforme numérique) — si la nature diffère, l’acte est souvent distinct.
La temporalité : l’acte est intervenu à une date postérieure et identifiable distinctement (réédition, sortie sur une nouvelle plateforme, réédition d’un single).
La portée matérielle / territoriale : une nouvelle exploitation dans un territoire jusque-là non concerné peut constituer un acte distinct.
L’existence d’un nouvel acte contractuel ou commercial : par exemple, la signature d’un nouvel accord d’édition, la conclusion d’un nouveau contrat de distribution ou la délivrance d’une licence postérieure à la première exploitation.
Les modifications techniques ou éditoriales : remastering, remix, inclusion dans une compilation, ou un nouveau pressage avec un ISRC/identifiant différent peuvent être appréciées comme actes distincts.
Risque d’insécurité juridique pour l’exploitant : reconnaître une pluralité de points de départ augmente l’exposition à des actions pour des actes anciens, mais récents dans leur forme (ex. streaming ancien remis en avant).
La difficulté de preuve : l’auteur doit établir la date de l’acte contesté et la date à laquelle il en a eu connaissance ; l’exploitant peut, au contraire, produire des documents (contracts, licences, registres de distribution) pour soutenir que l’acte ne constitue pas une nouvelle exploitation.
Délimitations techniques : qu’est-ce qui suffit pour constituer un « nouvel acte » sur une plateforme numérique ? Une simple disponibilité continue peut être qualifiée de prolongation ; une mise en ligne nouvelle — par exemple sur Spotify en 2017 — pourra être considérée comme acte distinct si elle est datée et distincte de la mise en ligne initiale.
Question de la réparation et du cumul des préjudices : si chaque acte distinct ouvre une action, se pose la question des demandes cumulées pour un même préjudice persistant (dédoublement du quantum, compensation, etc.). Les juridictions devront veiller à éviter les réparations « cumulatives » injustifiées pour un même dommage continu.
La censure par la cour d’appel montre que le juge du fond doit rechercher et motiver sur l’existence ou non d’actes postérieurs non prescrits : l’appréciation doit être précise et étayée.
Le rôle des preuves techniques (logs des plateformes, certificats de mise en ligne, numéros de diffusion, ISBN/ISRC, dates de pressage) devient central.
Les sociétés de gestion collective (SACEM ici) ont un intérêt à agir et à intervenir, car elles sont souvent les seules à pouvoir obtenir certains éléments de preuve et à exercer des actions collectives.
Ainsi, la solution de la Cour institue une règle protectrice des titulaires, mais renvoie aux juges du fond la lourde tâche d’opérer des découpages factuels parfois complexes pour qualifier la nature des actes.
L’arrêt a pour effet concret d’imposer aux titulaires de droits (auteurs, éditeurs, sociétés de gestion) d’adapter leurs pratiques pour préserver leurs prérogatives et leur capacité d’action.
Veille active : mettre en place une surveillance des usages (alertes plateformes, services de monitoring, identification ISRC/metadata). Le titulaire doit pouvoir dater précisément les actes de diffusion.
Conservation des preuves : recueillir et conserver copies des pages de plateformes (avec horodatage), certificats de mise à disposition, bordereaux de vente, bons de livraison, logs d’agrégateurs, factures de distribution. Les preuves numériques doivent être horodatées et, si possible, certifiées (envoi d’email de notification, recours à huissier pour constats techniques).
Expertises techniques et musicologiques : faire réaliser rapidement une expertise comparative pour établir la similarité / le caractère contrefaisant et la date probable de reproduction.
Mises en demeure ciblées et régulières : adresser des mises en demeure chaque fois qu’un nouvel acte distinct est découvert. Les mises en demeure restent une preuve essentielle de la connaissance d’un acte, mais, en pratique, il est stratégique d’en multiplier l’usage pour marquer la date de connaissance des différentes exploitations.
Actions sélectives : viser spécifiquement les actes non prescrits (ceux intervenus dans les cinq années précédant l’action). Le demandeur peut, parallèlement, faire valoir devant le juge la survenance d’actes nouveaux et demander une consolidation de preuves.
Saisine de référés : en cas d’acte récent (mise en ligne récente), solliciter des mesures d’urgence (injonctions de retrait, saisie-contrefaçon) pour interrompre l’exploitation et sécuriser les preuves.
Recours aux sociétés de gestion collective : au-delà de l’action individuelle, la SACEM et autres peuvent intervenir pour protéger des droits voisins (perception des droits, actions collectives). Leur intervention peut permettre d’obtenir des informations de plateforme auxquelles l’auteur n’a pas accès.
Choix du périmètre de la demande : l’auteur doit identifier clairement quels actes postérieurs il entend contester et pour quelles périodes il sollicite réparation.
Prendre en compte la charge émotionnelle et financière : multiplier les procédures contre chaque plateforme ou distributeur peut être coûteux ; il est parfois opportun de prioriser les cibles (plateformes majeures, distributeurs principaux, exploitants commerciaux).
En définitive, l’arrêt rend la prévention et la preuve déterminantes : la capacité à démontrer la date d’un acte distinct et la date de sa connaissance conditionne l’exercice effectif du droit d’action.
La décision, si elle renforce la protection des titulaires, pose des défis sérieux aux exploitants (mais aussi aux juridictions). Il convient d’en tirer des enseignements pratiques et doctrinaux.
Rigueur des titres et des licences : tenir des registres détaillés prouvant la date d’acquisition des droits, les étendues territoriales et temporelles des licences, et les clauses d’indemnité. En cas de litige, produire ces éléments sera la clef pour démontrer l’absence de faute ou la bonne foi.
Mise en place de process internes : procédures de clearance avant chaque nouvelle exploitation (vérification des métadonnées, contrôle de chaînes d’acquisition).
Gestion des plateformes : imposer, par contrat, aux agrégateurs des obligations de traçabilité et des garanties d’absence d’atteinte aux tiers ; prévoir des mécanismes d’indemnisation.
Politique proactive de retrait et de coopération : agir promptement pour retirer des contenus litigieux lorsqu’un risque est identifié afin de limiter l’étendue du préjudice et l’exposition financière.
Recherche d’un équilibre entre protection et sécurité juridique. La solution de la Cour est adaptée aux réalités numériques, mais elle accroît l’incertitude procédurale. La doctrine peut proposer des critères plus précis pour la qualification d’« acte distinct » (liste non exhaustive : nouvelle mise en ligne, nouvelle exploitation commerciale, modification technique ou territoriale), afin d’offrir aux juges des repères.
Rôle des règles de procédure : exiger que les demandes en contrefaçon identifient précisément les actes visés (dates, supports, zones géographiques) pour limiter les assauts fragmentaires et la multiplication des actions redondantes.
Propositions législatives ou réglementaires : législateurs ou régulateurs pourraient proposer des clarifications — par exemple prévoir, pour les infractions liées aux flux numériques, une règle particulière précisant quand une mise à disposition continue constitue un acte distinct. Cela irait dans le sens de la sécurité juridique, sans forcément affaiblir la protection des auteurs.
Mécanismes alternatifs de résolution : encourager les procédures de règlement amiable ou les mécanismes d’expertise rapide (expertise musicale mandatée par le juge, référés-probatoires) pour trancher vite les questions de date et d’ampleur des actes.
Multiplication des contentieux ciblés : l’arrêt peut conduire à des actions plus fréquentes, mais plus ciblées (demander réparation pour tel acte récent au lieu de prétendre globalement sur l’ensemble d’un album).
Accent sur la preuve technique : le litige se déplacera vers l’analyse des preuves numériques et la capacité des juridictions à apprécier des éléments techniques (horodatages, logs, métadonnées). Il est donc crucial que les juges disposent de moyens d’expertise adaptés.
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Sources :
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