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Information ou diffamation ? La Cour de cassation fixe la frontière

Dans le domaine des relations concurrentielles et de la protection des droits de propriété intellectuelle, se pose fréquemment la difficile question de la frontière entre la libre expression et le comportement fautif de dénigrement.
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La liberté d’alerter sur une possible contrefaçon ou d’informer des tiers de risques juridiques paraît légitime à première vue, mais cette liberté n’est pas absolue : elle heurte parfois le principe – fondamental en droit civil – selon lequel nul ne peut être autorisé à diffamer ou à porter atteinte sans justification à la réputation d’autrui.

Cette tension est particulièrement aiguë lorsque l’on manque encore de décision judiciaire définitive confirmant l’existence de la contrefaçon que l’on évoque.

La question centrale est donc la suivante : dans quelle mesure le simple fait d’informer tiers — distributeurs, clients, partenaires — de l’existence (ou de la possibilité) d’actes de contrefaçon, sans que le juge ne l’ait encore reconnu, peut-il être qualifié de dénigrement illicite ?

Cette question n’est pas seulement théorique : elle engage des conséquences très concrètes pour les opérateurs économiques, notamment lorsqu’une entreprise adresse des lettres précontentieuses alertant ses concurrents ou ses revendeurs sur un risque de contrefaçon.


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C’est précisément ce dilemme que la Cour de cassation a dû trancher dans un arrêt du 18 septembre 2025 (pourvoi n° 23-24.005), dans un contexte factuel où une entreprise commercialisant des carillons en bois avait envoyé des lettres à des distributeurs concurrentiels, leur demandant de cesser la commercialisation ou la promotion de certains produits au motif d’un risque de contrefaçon. (1)

La cour d’appel de Montpellier avait rejeté la demande de cessation pour dénigrement, estimant que la lettre se fondait sur des éléments factuels probants et restait mesurée. Mais la Cour de cassation, en cassant cet arrêt, a posé un principe sévère : en l’absence de décision judiciaire, le seul fait d’informer des tiers d’une possible atteinte aux droits d’auteur constitue un acte de dénigrement, engageant la responsabilité civile sur le fondement de l’article 1240 du Code civil. (2)

Cet arrêt marque un tournant, en ce qu’il restreint lourdement les marges de manœuvre du détenteur de droits qui souhaiterait agir de manière préventive auprès de l’écosystème commercial (revendeurs, distributeurs) avant toute condamnation judiciaire.

Il illustre la tension permanente entre la protection des droits de propriété intellectuelle et le principe de sécurité juridique pour les acteurs économiques : qui doit porter le risque de l’erreur ? L’auteur de l’alerte, s’il se trompe, ou la victime du dénigrement, si l’alerte est inappropriée ?

Au-delà du cas particulier des droits d’auteur et de la contrefaçon, cette décision s’inscrit dans une jurisprudence plus vaste sur le dénigrement commercial. Celle-ci distingue le propos insultant ou diffamatoire (protégé par le régime spécifique de la loi de 1881) du propos critiquant un produit ou service (relevant du droit commun) ; elle exige que l’énonciation d’une critique (ou d’une alerte) soit fondée sur des bases factuelles suffisantes, soit mesurée, et relève d’un intérêt général, faute de quoi elle sera sanctionnable.

Mais l’arrêt de 2025 va plus loin : il ne se borne pas à rappeler le cadre général, il affirme que même sans excès formel, sans menace exagérée, la simple information d’un risque de contrefaçon sans validation judiciaire devient en elle-même dénigrante. Cette rigueur jurisprudentielle invite une réflexion approfondie : pourquoi opter pour une telle solution ?

Jusqu’où peut-on critiquer ou alerter avant que le juge ne se prononce ? Et comment les praticiens doivent réagir pour préserver à la fois les droits à la communication et la protection contre l’atteinte injustifiée à l’image d’autrui ?

La réponse de la Cour invite à repenser la logique de la communication précontentieuse à l’ère de la transparence économique.

I – Fondements et portée du principe jurisprudentiel

  1. Le fondement de l’action en dénigrement : article 1240 et la liberté d’expression

L’action en dénigrement des produits ou services relève du droit commun de la responsabilité civile, c’est-à-dire de l’article 1240 (ancien article 1382) du Code civil.

Cette voie est une exception au principe selon lequel les abus de la liberté d’expression relèvent du régime spécial de la loi du 29 juillet 1881 (diffamation, injure). En effet, la jurisprudence considère que les critiques dirigées non pas contre la personne morale ou physique, mais contre ses produits ou services, ouvrent une voie civile autonome de responsabilité.

Cependant, cette liberté d’expression commerciale est limitée : elle ne peut être exercée sans contrôle. Le juge vérifie notamment (i) que l’information contestée repose sur des bases factuelles suffisantes, (ii) qu’elle est exprimée avec mesure, (iii) qu’elle peut éventuellement relever d’un intérêt général (lorsqu’elle porte sur des questions sanitaires, de sécurité, d’environnement) pour justifier une diffusion plus large sans caractère fautif.

Dans les arrêts antérieurs, la Cour de cassation avait déjà jugé que divulguer à la clientèle une action en contrefaçon non encore juridiquement jugée pouvait constituer un dénigrement faute de base factuelle suffisante – en d’autres termes, le droit de critiquer ou d’alerter n’est pas un blanc-seing.

L’arrêt du 9 janvier 2019 est emblématique : la Cour a posé que l’information de nature à jeter le discrédit sur un produit constitue un acte de dénigrement, sauf si l’information est justifiée et mesurée. (3)

L’arrêt du 18 septembre 2025 confirme cette orientation, mais avec une exigence de rigueur accrue : la Cour de cassation retient qu’« en l’absence de décision de justice retenant l’existence d’actes de contrefaçon de droits d’auteur, le seul fait d’informer des tiers d’une possible contrefaçon… est constitutif d’un dénigrement ». Autrement dit, l’alerte précontentieuse elle-même est désormais qualifiée immédiatement de dénigrement, même si formellement mesurée.

Cette solution repose sur une conception stricte de la sécurité juridique et de la protection de la réputation commerciale : le titulaire de droits ne peut pas assumer librement le risque d’erreur dans sa communication publique avant qu’un juge n’ait confirmé le bien-fondé de ses prétentions.

  1. La portée de la condamnation de l’alerte sans validation judiciaire

L’arrêt de 2025 bouleverse les marges de manœuvre classiques en matière précontentieuse. Il opère plusieurs choix majeurs :

Inversion du risque — celui qui alerte prend le risque d’être condamné s’il se trompe, sans que la charge de la preuve repose uniquement sur le tiers informé de démontrer l’inexactitude. Le simple discours préventif devient lui-même fautif, à défaut de validation judiciaire.

Réduction des gradations entre propos modérés et propos excessifs — la Cour ne distingue plus dans cette hypothèse entre une lettre mesurée et une lettre véhémente : toute alerte, même pondérée, devenue publique auprès de distributeurs, est susceptible d’être qualifiée de dénigrement. Cela remet en question l’idée qu’une communication « prudente » puisse être admise.

Effet dissuasif sur les stratégies précontentieuses — les titulaires de droits seront fortement incités à limiter leur communication aux parties directement concernées ou à attendre la saisine judiciaire avant toute diffusion externe. Cette solution ralentit les démarches de prévention ou de renseignement du marché.

Uniformisation du régime du dénigrement dans le domaine de la propriété intellectuelle — l’arrêt n’est pas isolé, il s’inscrit dans une jurisprudence constante selon laquelle la dénonciation ou l’alerte sans base juridique consolidée peut être qualifiée de dénigrement.  En cela, la Cour de cassation réaffirme et durcit une ligne qu’elle avait déjà partiellement esquissée dans d’autres affaires. (4)

Cependant, la portée de cet arrêt doit être relativisée : la décision concerne spécifiquement la contrefaçon de droits d’auteur et une communication à des distributeurs — elle ne signifie pas nécessairement que toute critique non jugée serait automatiquement dénigrante dans d’autres champs ou contextes. Le débat reste ouvert quant à l’application à des droits voisins (brevets, marques, dessins), aux avis publics ou aux médias, ou à des communications purement internes.

En somme, l’arrêt du 18 septembre 2025 confirme que le partage d’une suspicion juridique non validée devant un tribunal peut être reproché comme un acte fautif de dénigrement.

II. La frontière entre information légitime et dénigrement fautif

  1. Les critères jurisprudentiels de distinction

Si l’arrêt semble établir une ligne stricte, il ne faut pas pour autant croire que toute communication précontentieuse est interdite.

La jurisprudence continue d’admettre des exceptions, notamment lorsque :

  • l’information repose sur des éléments objectifs et vérifiables (expertises, constats, analyses indépendantes) ;
  • la communication est limitée à un cercle restreint, sans diffusion publique ;
  • la formulation demeure prudente et hypothétique, sans accusation formelle ;
  • l’objectif poursuivi est légitime, par exemple la protection d’un droit ou la prévention d’un risque de sécurité ou de santé.

Ainsi, la doctrine et les praticiens distinguent trois degrés :

L’information purement factuelle, fondée sur des éléments prouvés : licite.

L’information hypothétique, mais prudente, sans diffusion large : licite sous réserve.

L’information hypothétique diffusée à des tiers, sans preuve : fautive.

L’arrêt du 18 septembre 2025 appartient clairement à la troisième catégorie : l’information litigieuse visait douze revendeurs et évoquait une contrefaçon non jugée, ce qui suffisait à caractériser le dénigrement.

Le seuil de tolérance est donc extrêmement bas : toute communication externe sur une infraction non encore reconnue est présumée fautive.

  1. Les conséquences pratiques pour les entreprises et leurs conseils

Cette jurisprudence appelle plusieurs enseignements pratiques :

Limiter la communication précontentieuse : désormais, toute lettre d’alerte adressée à des tiers doit être évitée avant décision judiciaire.

Recourir au juge en amont : il est préférable de saisir en urgence le juge des référés pour obtenir des mesures conservatoires ou une constatation préliminaire avant toute diffusion d’avertissements.

Adopter une stratégie de communication prudente : si une information doit être transmise, elle doit être rédigée en termes conditionnels, appuyée sur des constats précis et adressée exclusivement à la partie directement concernée.

Documenter la preuve du droit invoqué : chaque communication devra être accompagnée d’un dossier probatoire solide, susceptible de démontrer la bonne foi et la rigueur du titulaire de droit.

Anticiper la contre-attaque : l’entreprise visée par une mise en garde peut désormais, de façon plus systématique, engager une action en dénigrement, voire obtenir des mesures de cessation et de réparation rapides.

Cette solution a un effet dissuasif certain : elle invite à judiciariser davantage les relations économiques, mais au prix d’une moindre efficacité préventive.

En pratique, la prudence imposée par la Cour peut ralentir les démarches de protection des droits, mais elle favorise un marché plus loyal, où la réputation des produits est préservée jusqu’à preuve du contraire.

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Sources :

  1. https://www.lemondedudroit.fr/decryptages/101053-informer-sans-preuve-judiciaire-est-ce-denigrer.html
  2. https://www.avodes-avocats.fr/articles/avertir-distributeurs-dun-risque-contrefacon-sans-decision-justice-constitue-denigrement-commercial-24414.htm
  3. https://www.lemondedudroit.fr/affaires/274-concurrence-distribution/101127-informer-sans-preuve-judiciaire-est-ce-denigrer.html
  4. https://www.barbier-avocat.com/articles/denigrement-est-caracterise-par-seul-fait-dinformer-tiers-dune-possible-contrefacon-30127.htm

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