Le droit à l’oubli numérique, consacré par le Règlement général sur la protection des données (RGPD) et la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), incarne une avancée majeure dans la protection de la vie privée à l’ère du numérique.
Il permet aux individus de demander l’effacement ou le déréférencement de données personnelles devenues obsolètes, inexactes ou disproportionnées. Les dirigeants sont concernés par la protection des données personnelles :
Une personne physique, même agissant au nom d’une société, reste protégée
Le Règlement (UE) 2016/679 du 27 avril 2016, dit RGPD, protège toute personne physique identifiée ou identifiable (art. 4, §1). Cette définition inclut sans ambiguïté les dirigeants sociaux, y compris lorsqu’ils agissent pour le compte d’une personne morale.
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Dès lors que leur nom, prénom, coordonnées professionnelles, fonction, signature ou photo permettent de les identifier, ces informations relèvent bien de la notion de données à caractère personnel. Ce principe a été rappelé par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) dans un arrêt du 3 avril 2025 (C-710/23), confirmant que l’identité d’un représentant légal est protégée, même si la communication vise uniquement à désigner la société. (1)
Toutefois, son application aux dirigeants d’entreprise – figures situées à l’intersection de la sphère privée et de la vie publique – soulève des tensions juridiques inédites.
Ces acteurs économiques, dont les noms, fonctions et signatures sont souvent disséminés dans l’espace numérique (registres commerciaux, articles critiques, documents officiels), invoquent ce droit pour contrôler leur réputation. Pourtant, leur statut de “personne publique” complexifie l’équilibre entre protection des données et intérêt général, notamment la liberté d’information et la transparence économique.
La problématique s’ancre dans deux dynamiques contradictoires :
L’arrêt fondateur Google Spain (2014) a établi que les moteurs de recherche doivent déréférencer des liens portant atteinte à la vie privée, sauf si l’intérêt public prévaut. Mais la CJUE a précisé en 2022 (C-460/20) les règles applicables aux demandes fondées sur l’inexactitude manifeste des informations : le dirigeant doit fournir des preuves pertinentes et suffisantes, sans obligation de produire une décision judiciaire contre l’éditeur original. En retour, Google n’a pas à mener une enquête active – un équilibre fragile pour éviter la censure ou l’impunité. Parallèlement, des exceptions limitent ce droit : les obligations légales de publication (ex. : registre du commerce, statuts de sociétés) ou l’exercice de la liberté d’expression (médias rapportant des condamnations pénales).
Un récent arrêt de la cour d’appel de Paris a ainsi refusé l’anonymisation d’un article sur un président de club sportif condamné, au nom de l’intérêt historique et civique.
Cette introduction soulève trois enjeux cruciaux :
– Juridique : Comment concilier le RGPD (art. 17) avec les exemptions pour motifs d’intérêt public ?
– Social : Le dirigeant doit-il renoncer à sa vie privée pour exercer des fonctions publiques ?
– Pratique : Quelles preuves de l’”inexactitude manifeste” sont réalisables sans procédure lourde ?
– Le RGPD (Art. 17) protège les données “personnelles”, mais les informations liées à l’exercice d’un mandat de dirigeant (nom dans des statuts, déclarations publiques, signatures) sont souvent considérées comme “d’intérêt public” par défaut (CJUE, C-136/17, GC c/ CNIL). (2)
– Exemple : En droit français, le Code de commerce impose la communication d’un certain nombre de données personnelles dans le cadre de la vie des sociétés :
Articles L. 123-1 et R. 123-54 : identité, nationalité, date et lieu de naissance, adresse personnelle du dirigeant (RCS) ;
Dépôt des statuts au greffe avec mention des signataires ;
Publicité légale lors des nominations, modifications ou radiations.
Ces traitements sont licites au sens de l’article 6, § 1, c) du RGPD, car imposés par la loi.
– Critère clé : La nature du poste (PDG de CAC40 vs. Gérant de SARL) et le contexte de l’information influencent la balance entre vie privée et transparence.
– Depuis l’arrêt CJUE C-460/20 (TU c/ Google), le dirigeant doit prouver l’inexactitude flagrante des informations (ex. : un article le présentant comme condamné alors qu’il a été relaxé). (3)
– Décision de justice contradictoire,
– Rectification officielle par un média,
– Témoignages certifiés
– Limite : Aucune obligation de saisir préalablement un tribunal contre l’éditeur original, mais une simple déclaration sur l’honneur est insuffisante (CJUE, C-460/20).
– Les registres publics (RCS, BODACC, INPI) sont des bases légales opposables au droit à l’oubli (RGPD, Art. 17 § 3-b). Ex. : La durée de conservation des données au RCS est fixée à 5 ans après la radiation de la société.
– Conséquence : Un dirigeant ne peut demander le déréférencement d’un lien vers une fiche Infogreffe même si celle-ci mentionne une ancienne société en liquidation judiciaire (CJUE, C-398/15, Manni). (4)
– La jurisprudence assimile les dirigeants à des “personnes publiques” (CEDH, Von Hannover c. Allemagne n° 2, 2012). Leur droit à l’oubli est subordonné à :
– L’actualité de l’information (ex. : une condamnation pour corruption reste référencée même 10 ans après),
– Leur influence socio-économique (ex. : un PDG impliqué dans un scandale environnemental).
– Ratio : Le public a un droit à l’information sur les acteurs économiques qui impactent la société (CJUE, Google Spain, §97).
– Problème pratique : Comment prouver qu’un article de presse ancien est “manifestement inexact” sans lancement d’une action en diffamation (longue et coûteuse) ? –
Exemple : Un dirigeant accusé de fraude dans un média, puis blanchi par une enquête interne non publique. Les moteurs de recherche rejettent souvent la demande faute de preuve “accessible” (CNIL Délib. SAN-2023-024). (5)
– Solution jurisprudentielle émergente : La production d’un rapport d’expert indépendant peut suffire.
– Les moteurs de recherche évaluent eux-mêmes la balance vie privée vs. Intérêt public (CJUE, Google Spain). Risques :
– Arbitraire : Manque de transparence sur les critères algorithmiques (CJUE, C-460/20, §54),
– Déséquilibre procédural : Le dirigeant doit contester un refus devant le juge national, avec des délais de 6 à 18 mois.
– Innovation : La CNIL expérimente une médiation préalable obligatoire pour les personnalités publiques.
– Les informations sur les opérations financières (OPA, restructurations) ou les condamnations (droit des sociétés, environnement) conservent une valeur d’alerte ou historique : –
Ex. : La publication des comptes d’une société en difficulté reste accessible 15 ans après pour comprendre un secteur économique (CJUE, C-13/16, Rīgas). (6)
– Critère temporel : La jurisprudence exige un “délai raisonnable” mais sans seuil fixe (CJUE, C-92/09, Volker und Markus Schecke). (7)
– Tension maximale : Un dirigeant condamné puis réhabilité peut-il exiger l’oubli ?
– Solution 1 : Les condamnations définitives restent référencées au nom de la transparence démocratique (CEDH, Times Newspapers Ltd c. Royaume-Uni, 2009).
– Solution 2 : Les procédures abandonnées ou annulées peuvent être déréférencées si leur diffusion crée un préjudice disproportionné.
– Évolution clé : La notion d’”intérêt historique” émerge (ex. : un scandale ayant entraîné une réforme législative), rendant l’oubli inopérant (CA Paris, 2025, n° 23/05631).
Le droit à l’oubli des dirigeants révèle une citoyenneté numérique à deux vitesses :
– Pour les données purement privées (vie familiale, loisirs) : protection effective sous conditions ;
– Pour l’exercice du pouvoir économique : primauté de l’intérêt général, réduisant l’oubli à des cas marginaux (inexactitude flagrante non corrigée). Cette asymétrie consacre une présomption de publicité attachée au statut de dirigeant, faisant de l’oubli numérique une exception étroitement encadrée par la mémoire collective et les impératifs de transparence.
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Sources :
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